12 Mar. 2022
La descente aux enfers de Travis Scott
Le 5 novembre dernier avait lieu la première soirée du festival organisé par dans sa ville natale de Houston. Suite à un mouvement de foule lors de la prestation de l’artiste dans l’enceinte du NRG Park, 8 personnes ont tragiquement perdu la vie. Le bilan s’est alourdi à 10 décès quelques jours plus tard alors que plus de 300 blessés ont été recensés suite au drame. Les jours qui ont suivi la tragédie, le rappeur s’est vu refuser son soutien par les familles des victimes et plus de 1500 plaintes ont été formulées contre lui fin 2021. Après quelques déclarations publiques, Travis Scott s’est muré dans son silence qui dure désormais depuis plusieurs mois. Alors qu’une enquête criminelle impliquant même le FBI suit son cours, la plupart des partenaires commerciaux du rappeur ont suspendu ou mis un terme à leurs collaborations avec l’artiste. Nike, , , Cacti, ... comment passe-t-on de rappeur le plus bankable de la planète à la risée des marques ?
Même si Jacques Webster de son vrai nom vient d'annoncer discrètement le lancement de , un programme qui vise entre autres à améliorer la sécurité des concerts, le rappeur est à des années lumières d'une éventuelle guérison. Pour tenter de comprendre la descente aux enfers de Travis Scott et surtout de la marque qu’il incarne, nous avons demandé à un trio d’insiders de répondre à nos questions. Le compositeur et journaliste , le DJ et host de l’émission sur Mouv’ et le marketing manager chez Wethenew analysent la situation du rappeur. Même si LaFlame a perdu de son rayonnement, comme le remarque Shkyd, cette industrie a souvent prouvé qu’il était possible de renaître de ses cendres : “J’ai envie de voir une sorte de parallèle avec ce qui se passe pour Kanye. (...) Il y a beaucoup de gens qui ont lâché Kanye publiquement après l’annonce de son soutien pour Trump. Mais au final quand il sort Donda, tout le monde a les yeux rivés sur lui.”
Astroworld, un choc à la hauteur de la fascination
“La couverture médiatique du drame a permis, pour ceux qui en doutait encore, de prendre la mesure de l’impact qu’avait Travis sur sa génération.” Comme l’introduit parfaitement Muxxa, Travis Scott est une véritable icône de la culture. Pionnier de son genre, autant dans son art de prédilection qu’est la musique que dans la mode. Même à des milliers de kilomètres de Houston, tous les yeux étaient rivés sur Astroworld, preuve du catalyseur qu’incarne l’artiste auprès de son audience et des marques. Michael abonde dans ce sens : “J’étais choqué parce que c’est un de ces évènements ultra médiatisés et je sais tout l’effort que les marques peuvent y mettre. Il y a peu d‘acteurs de la culture comme lui qui arrivent à aligner autant de marques derrière eux pour ce genre d’events. (...) Je me suis mis à la place de Travis Scott et il est tellement en communion avec son audience que je savais qu’il devait être complètement dévasté.” Connu pour ses concerts électriques et ses fans déchainés aka les “ragers”, les connaisseurs ne pouvaient totalement s’étonner du drame. Shkyd explique son ressenti lorsqu’il a appris la nouvelle : “J’ai trouvé ça absolument affreux, j’étais très triste pour ces pauvres gens qui sont morts à un concert. Je ne sais pas si j’étais profondément surpris puisque l’expérience live Travis Scott correspond beaucoup à ce désir de moment extrême et subversif.”
Le tribunal des médias
Relayé par la presse à travers le monde et surtout sur les réseaux sociaux où le rappeur a tout de suite été incriminé, Muxxa explique la manière dont il a traité le drame en tant que radio host sur Mouv’ : “De notre coté à la radio on a préféré ne pas en faire des tonnes, relayer les infos sans prendre parti parce que c’est toujours délicat de se prononcer quand on n’a pas tous les détails et je ne m’empêche pas de jouer sa musique dans mes shows. Ce qui est sûr c’est que dans les medias en général ça a été le lynchage, et j’imagine que c’est très compliqué à vivre en tant qu’artiste.”
"Je pense que sa communication était assez catastrophique. Il n’y a pas grand chose à dire."
Michael se rappelle aussi les premières vidéos qui ont fuité sur les réseaux sociaux et qui ont accompagné le torrent de haine qui a frappé le rappeur pendant plusieurs jours : “La désinformation à cause des réseaux sociaux, ça va très vite, tu vois une bribe de vidéo et tu vois ça comme la réalité, et sur cet exemple, ça jouait clairement en sa défaveur.” Très attendue juste après le drame, la réponse de LaFlame n’a clairement pas éteint l’incendie.
Une communication désastreuse
“Je pense que sa communication était assez catastrophique. Il n’y a pas grand chose à dire. Il n’y a pas de réponse médiatique à offrir. Il faut améliorer la sécurité des prochains shows, il faut être présent pour les familles endeuillées mais tout le reste, ça ne sert pas à grand chose.” Comme Shkyd le décrit très bien, la communication de Travis Scott n’a guère arrangé son cas. Le compositeur qui avait anticipé le lancement de HEAL avec ses propos, surenchérit d’ailleurs : “Je pense que ce n’était pas très intelligent de sa part d’aller chez Charlamagne tha God pour se justifier et d’une manière générale, je ne sais pas s’il y a grand chose à dire. C’est un accident, personne n’avait souhaité ou prévu que ça se passe comme ça. Il n’y a pas grand chose à faire à part souhaiter le plus de réparations possibles pour les familles impactées.” Muxxa partage le même avis et explique les critiques qu’ont subi la réponse médiatique de Travis Scott : “Il a sûrement été à ce moment là très maladroit en proposant de prendre en charge les funérailles des victimes. Aussi, son interview a été très mal accueillie par les concernés.” Dans la foulée de ces critiques, les marques n’ont pas tardé avant de suspendre leurs collaborations avec l’artiste.
Les marques s’enlèvent les épines du Cactus Jack
Quelques jours seulement après la tragédie, Fortnite a lancé les hostilités en retirant le skin de Travis Scott de son jeu. Une cascade de revers ont suivi pour l’artiste, avec entre autres, sa déprogrammation de Coachella, la suspension de ses collaborations avec Nike et Dior et l’arrêt de son partenariat avec l’alcoolier Anheuser-Busch pour sa marque Cacti. L’artiste qui ridait jusqu’alors sur l’industrie et pour qui réalisait une figurine pour la cover de "Rodeo" s’est donc fait éjecter de la selle qu’il s’est tant appliqué à confectionner. Alors que plus personne ne semble vouloir du rappeur, Michael décrypte la réaction des marques : “C’est généralement le mécanisme de défense des marques après des évènements comme ça. Si ces évènements peuvent toucher l’image de ces marques, elles ont tendance à dire ‘stop’ parce qu’elles vont être associées au drame et au backlash qui va suivre, et ce n’est pas ce qu’elles veulent.”
"Ça me surprendrait que Travis Scott perde son statut de trendsetter. C’est quelqu’un qu’on aime trop."
Du côté des journalistes Shkyd et Muxxa, c’est tout aussi limpide. Le premier explique : “Ce sont des marques, elles ont besoin de soigner leur image. Ça ne me parait pas déconnant et dans 6 mois ça ne m’étonnerait pas qu’elles se disent ‘Travis Scott est génial’ et qu’elles l’intègrent de nouveau dans leur positionnement économique et stratégique.” Le second poursuit dans le même sens : “C’est pas compliqué, les enjeux financiers sont énormes, et toutes ces marques fonctionnent de la même manière, tant que l’artiste a une bonne réputation c’est cool, mais dès qu’il y a la moindre ombre au tableau, pas question d’entacher l’image de la marque.” Totalement seul dans un désert sans cactus paraissant interminable, l’oasis de Travis se trouverait-elle là où tout a commencé ? La rédemption de LaFlame passera-t-elle par l’art qui l’a révélé au monde ?
L’utopia d’un monde meilleur pour Travis
Teasé quelque temps avant la tragédie, le prochain album de l’artiste intitulé “Utopia” semble à l’arrêt. Mais dans cette sombre période, l’opus semble être la seule porte de sortie de l’artiste même si Muxxa et Michael lui suggèrent de faire appel à la mère de toutes les vertus : “Il va falloir de la patience et laisser passer beaucoup de temps pour espérer un retour de Travis sur le devant de la scène”, avance le premier. Le second ajoute : “Il y aura un moment avant qu’il ne puisse refaire des concerts et repartir en tournée pour communier avec ses fans. Même pour toutes les activations avec les marques comme Jordan Brand, il va falloir du temps avant qu’on se dise qu’on peut rappeler Travis Scott.” Trendsetter et véritable moteur de toute une génération, il est difficile d’imaginer un monde sans l’artiste. Shkyd évoque ce statut unique en son genre avant d’entrevoir la lumière au fond du tunnel pour Jacques Webster : “Ça me surprendrait que Travis Scott perde son statut de trendsetter. C’est quelqu’un qu’on aime trop. Les gens l’aiment trop. (...) Il va falloir un certain temps avant que la scène ne redevienne une normalité pour lui. Si j’en crois ce qui est arrivé aux Rolling Stones en 69, soit rien du tout, il me semble que Mick Jagger fait toujours des concerts. Je ne pense pas que ce drame d’Astroworld va ruiner la carrière de Travis Scott.”
Difficile d’évaluer la situation et de tirer des conclusions après une telle tragédie mais une chose est sûre : la culture parait bien vide sans le génie de Travis. Si l’enquête est en cours concernant l’artiste, le dénouement des différentes procédures à son encontre en dira déjà beaucoup sur le futur de sa carrière. Pour conclure, Michael se sert d’une autre icône de la culture pour illustrer que même au plus bas, LaFlame peut se remettre en scelle pour un nouveau rodeo : “Quand tu prends l’exemple de Kanye West, pendant la campagne présidentielle, c’était la risée des médias. Deux ans plus tard, il est de nouveau au top. C’est un bon exemple, ça montre que même si tu es au plus bas, tu peux toujours rebondir, tu peux toujours revenir.”
Crédit photo : Travis Scott